Il est temps que les gens culpabilisent (un minimum) pour l’écologie !
Cela fait près de vingt ans que je contribue à faire pression sur les pouvoirs publics en tant que militante écologiste. Cependant, à mesure que les années passent, mes désillusions grandissent aussi à l’égard de mes concitoyens. Ce sentiment n’est pas toujours partagé : j’ai entendu un certain nombre de fois dans la bouche de sympathisants voire de représentants de la cause écologiste qu’appeler à la responsabilisation individuelle était vain, libéral, voire carrément dangereux (sic). En filigrane de ces propos, se dessine une représentation selon laquelle le « peuple » serait vertueux par essence et que la mauvaise volonté écologique se situerait seulement du côté des entreprises et des pouvoirs publics gangrénés par les lobbys. Intervient aussi un automatisme de pensée consistant à considérer qu’inviter les gens à adopter des comportements écologiques est une démarche triviale, loin de la noblesse du combat politique. Enfin, ce positionnement s’appuie depuis quelques années sur des chiffres qui en réalité ne correspondent nullement à ce qu’on veut leur faire dire. Je m’attacherai à déconstruire ce discours en deux temps.
Une culture de l’ébriété encore bien vivace
Certes, les politiques publiques ne sont pas à la hauteur des enjeux et ne le seront pas tant que la croissance économique en restera le socle. De même, en tant qu’usagère quotidienne du train, je constate qu’il existe des défaillances dans nos services publics qui ne sont pas de nature à encourager les comportements écologiques. Par ailleurs, ainsi que l’avait conceptualisé Jacques Ellul, l’un des pères fondateurs de l’écologie politique, la technique est devenu notre nouveau « milieu ». Dans la France de 2023, il est par exemple extrêmement difficile de vivre sans téléphone. De surcroît, nous subissons l’obsolescence programmée des équipements high-tech. Enfin, la publicité est omniprésente.
Pourtant, force est de constater que le mimétisme social, le poids des habitudes, les représentations collectives et tout simplement l’hédonisme jouent un rôle loin d’être négligeable dans notre empreinte écologique. Ce constat est flagrant dans le rapport des Français à la voiture. Il existe un implicite selon lequel l’automobile est un moyen de se déplacer bien plus digne que les transports en commun. C’est un réflexe largement répandu que de proposer à des proches de les emmener quelque part (ou d’aller les chercher) en voiture même lorsqu’il existe une alternative tout à fait acceptable en transports en commun ou en vélo. Dans les bus, et à plus forte raison hors des heures de pointe, les femmes, les jeunes, les personnes âgées et les « minorités visibles » sont sur-représentées, comme si ce mode de transport était condamné à être réservé aux « captifs », c’est-à-dire aux personnes n’ayant pas d’alternative. Je pourrais également donner de multiples exemples de trajets en voiture effectués sur des distances dérisoires ou qui pourraient tout simplement être évités si les gens s’organisaient mieux.
Par ailleurs, pour bon nombre de Français, l’aspiration à aller « où on veut, quand on veut », quel qu’en soit le poids écologique, ne se discute pas. Même les vacances en avion n’ont pas pris beaucoup de plomb dans l’aile, si j’ose dire, y compris dans la couche de la population la plus « avertie ».
Quant à la consommation de biens, elle imprègne notre culture. En témoigne le fait qu’il est devenu coutumier dans des groupes d’amis ou même entre collègues, à l’occasion d’un repas de Noël ou d’un réveillon de Nouvel An, de s’offrir des petits présents. Ces nouveaux rituels s’ajoutent à la litanie des dates « à cadeaux » qui égrènent l’année.
S’agissant du niveau inutilement élevé de consommation de produits animaux dans notre pays, il s’explique à la fois par des habitudes culinaires et une norme culturelle (moins prégnante chez les jeunes générations) selon laquelle une viande ou un poisson s’imposent lorsqu’on reçoit des convives.
Rappelons aussi le rôle de l’effet rebond, phénomène bien connu des spécialistes de l’énergie : une amélioration de l’efficience énergétique d’un bâtiment, d’un appareil, d’une ampoule ou encore d’une voiture peut entraîner une augmentation de l’usage et donc de la consommation globale. Par exemple, en 2020, la Fédération allemande des sociétés immobilières constatait que les 340 milliards d’euros investis depuis 2010 dans la rénovation énergétique de ses bâtiments n’avait pas entraîné de baisse de la consommation d’énergie. L’un des principaux facteurs explicatifs à ce résultat est que les résidents ont profité de ces rénovations pour chauffer au-delà du nécessaire1. Certes, la guerre en Ukraine n’était pas encore passée par là, mais cet exemple montre, parmi tant d’autres, que la sobriété n’est pas un réflexe largement partagé dans les pays riches.
Les ménages ont donc (encore) matière à faire baisser leur empreinte écologique et leurs efforts ont une importance à la fois symbolique et pratique.
Agir à son niveau fait partie du combat politique et des solutions
- La désobéissance du quotidien
La sphère domestique est politique. Rappelons que pour obtenir l’indépendance de l’Inde, Gandhi avait enjoint ses compatriotes à tisser aux-mêmes leurs vêtements et à boycotter le textile britannique. Il a été suivi. Qui aurait l’idée de dire que Gandhi faisait culpabiliser les gens qui achetaient des vêtements fabriqués au Royaume-Uni ? Au contraire, la résistance passive du mouvement initié par Gandhi est considéré aujourd’hui comme la référence majeure de l’action non-violente.
S’agissant de ce que l’on pourrait appeler l’éco-responsabilité, si celle-ci apparaît trop triviale ou « libérale » à certains militants, je leur propose de voir les choses sous l’angle suivant : s’abstenir de voyager en avion et limiter ses déplacements en voiture, c’est se libérer de l’emprise des compagnies pétrolières ; éviter de manger des produits animaux issus d’élevages intensifs, c’est refuser d’être complice des agro-managers qui détruisent la forêt amazonienne, etc. Plus encore : rappelons que la société de consommation a besoin que nous abandonnions nos scrupules. Refuser de culpabiliser, c’est en réalité se conformer à l’esprit du capitalisme.
- Déculpabilisation et confusion
Au-delà de ces considérations, très concrètement, le gisement de baisse d’émissions de gaz à effet de serre et plus largement d’impacts écologiques évités par des choix individuels vertueux est loin d’être négligeable, contrairement à ce que certains intervenants laissent parfois entendre.
Ainsi, le très médiatique Cyril Dion sème la confusion dans les esprits. Dans son récent documentaire Un monde nouveau – 1/3 Résister, le réalisateur avance que 70% des émissions de gaz à effet de serre viennent d’une centaine d’entreprises dans le monde et se sert de ces chiffres pour « déculpabiliser les gens » (par souci de popularité?). Or il y a là une erreur majeure de raisonnement. Vérification faite, ces chiffres (déformés au passage) proviennent d’un article publié en 2013 par la revue scientifique Climatic Change2. Son objet n’était nullement d’évaluer la part de responsabilité entre entreprises et particuliers mais de proposer une approche internationale de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre basée non plus sur le degré de responsabilité historique des Etats les uns par rapport aux autres (comme le faisait le protocole de Kyoto, encore en vigueur à l’époque) mais sur le niveau de responsabilité des entreprises productrices d’hydrocarbures et de ciment. (Pourquoi le ciment ? Parce que sa fabrication fait intervenir inévitablement une réaction chimique produisant du dioxyde de carbone, de sorte que l’étude ne prend en compte que ces émissions incompressibles, et non pas celles liées à la consommation d’énergie des fours, faute de quoi il y aurait double-compte avec les émissions imputées aux entreprises productrices d’hydrocarbures.) L’étude a permis de mettre en évidence que ces 90 « majors du carbone », définies comme telles parce qu’elles sont responsables de 63 % des émissions de CO2 et de méthane industriel entre 1751 et 2010, sont en effet trop souvent localisées dans des Etats (Etats du Golfe, Vénézuela, Chine, etc.) échappant à des obligations de baisse des émissions de gaz à effet de serre définies par le protocole de Kyoto.
Le total auquel se rapportent ces 63 % rattache l’ensemble des émissions dites « industrielles » aux entreprises productrices d’hydrocarbures et de ciment, pas aux ménages ou aux Etats, ni même aux entreprises lamba. Les émissions attribuées aux entreprises pétrolières et gazières ne comptent pas seulement celles liées au processus d’extraction, au transport de la matière première et au raffinage mais également les émissions constatées en phase d’usage des hydrocarbures en tant que combustible, autrement dit celles liées à l’utilisation des transports motorisés des personnes ou des marchandises, au chauffage, etc… Utiliser ce chiffre dans un argumentaire visant à comparer la responsabilité des entreprises et celle des particuliers est donc un non-sens complet. De plus, ces émissions ne comptent que la « production industrielle », ce qui veut dire que les émissions liées aux élevages de ruminants, aux engrais de synthèse, aux rizières ou encore au changement d’affectation des sols (dont la déforestation notamment) ne sont pas considérées.
- Peut-on vraiment quantifier la part de responsabilité des ménages ?
Il existe en revanche une étude, très souvent citée dans les médias, dont le but était bien de quantifier la part de responsabilité des ménages par rapport aux autres types d’acteurs. Intitulée « Chacun doit faire sa part »3, elle a été menée par une équipe de Carbone 4. Cependant, cette étude présente des biais et, de plus, les intervenants qui la citent déforment trop souvent ses conclusions.
Voici la démarche intellectuelle suivie par ses auteurs, schématisée ci-dessous :
1. Dresser une liste de dix « éco-gestes » ne nécessitant pas d’investissement (zéro avion, zéro déchets, régime végétarien, etc.), qui caractérisent un comportement « héroïque »,
2. Evaluer le gisement de réduction de l’empreinte carbone moyenne des Français grâce à l’activation de ces éco-gestes,
3. Quantifier ce même gisement en ajoutant des « éco-gestes avec investissements » (rénovation thermique, changement de chaudière et changement de véhicule)
4. En déduire, par défaut, la part d’effort qui incombe aux autres acteurs que les ménages pour atteindre l’objectif de baisser de 80% l’empreinte carbone des Français à l’horizon 2050 (étant précisé que la notion d’empreinte carbone intègre les émissions de l’ensemble du cycle de vie des produits et services consommés). L’étude conclut qu’un quart de l’effort revient aux ménages ; les trois-quarts restants incombent donc aux autres acteurs.
Or, pour pouvoir déduire par cette méthode la part de l’effort incombant aux entreprises produisant pour les consommateurs français (où qu’elles se trouvent dans le monde) et aux pouvoirs publics, encore faudrait-il que la liste du « comportement héroïque » soit complète, ce qui n’est pas le cas. Un certain nombre d’ « éco-gestes » sont oubliés, et non des moindres, par exemple limiter sa mobilité de loisirs en voiture (cf première partie de la présente tribune) ou encore éviter de faire construire un pavillon.
Mais ce n’est pas le seul biais qui entache la conclusion de l’étude. En effet, celle-ci quantifie initialement le gisement des gestes « sans investissement » à -25% d’émissions, avant de considérer que ce chiffre n’est pas réaliste compte tenu de la part des récalcitrants aux gestes écologiques dans la population française. Elle avance donc qu’on ne peut raisonnablement compter que sur une baisse de 5 à 10% de l’empreinte carbone moyenne des Français grâce aux gestes « sans investissement », puis, en y ajoutant les gestes « avec investissements », elle estime la baisse potentielle de l’empreinte carbone des Français à -20 %. Or la question du gisement de baisse des émissions attribuable à chaque catégorie d’acteurs, et donc de la répartition de l’effort entre eux, est une chose, mais la question de savoir si l’on peut espérer qu’ils actionneront tous les leviers pour concrétiser cette baisse en est une autre. Pour ne rien arranger, divers intervenants citant cette étude dans les médias s’en tiennent à la fourchette de 5 à 10% citée plus haut (quand ce n’est pas « 5% » tout court) en oubliant de préciser que ce chiffre se borne aux éco-gestes « sans investissement ».
Au-delà de ces aspects, il me paraît vain de chercher à quantifier de façon aussi précise la part de responsabilité entre chaque catégorie d’acteurs et ceci pour deux raisons. La première est qu’un certain nombre de fonctionnements « climaticides » peuvent être traités aussi bien si les mentalités évoluent que si les pouvoirs publics prennent des mesures suffisamment draconniennes. Pour reprendre l’exemple du modèle pavillonnaire, celui-ci reste une « passion française », comme l’analyse un ouvrage éponyme récemment paru4. Affaiblir cet idéal permettrait d’atteindre l’objectif présent dans le scénario de transition énergétique de l’association « NégaWatt », à savoir un maximum de 20 % de maisons individuelles dans la construction neuve d’ici 20505. On pourrait bien sûr imaginer que les règles d’urbanisme deviennent plus contraignantes qu’elles ne le sont : en Allemagne, des localités ont commencé à interdire la construction de pavillons neufs6.
La deuxième raison est qu’il existe en réalité des interactions complexes entre pouvoirs publics, ménages et entreprises, de sorte que les responsabilités sont difficiles à démêler. Par ailleurs s’il est vrai que les lobbys économiques ont du poids dans les décisions publiques, la demande sociale en a également. Ceci est particulièrement vrai au niveau local, par exemple s’agissant des politiques de mobilité urbaine ou interurbaine.
Les interactions entre pouvoirs publics, ménages et entreprises sont complexes. C’est ce système dans son ensemble qu’il faut changer pour limiter les dégâts de la catastrophe écologique en cours. Agir à son niveau fait partie du combat politique et des solutions !
1 « Technologies vertes : gare à l’effet rebond ! », Sciences et vie n°1240, janvier 2021
2« Tracing anthropogenic carbone dioxide and methane emissions from fossil fuel and ciment producers, 1854-2010 », Richard Heede, 2013
3https://wwww.carbone4.com/publication-faire-sa-part
4« Le pavillon, une passion française », Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé, P.U.F., 2023
5« Manifeste négaWatt : en route pour la transition énargétique ! », association négaWatt, Babel essai, 2015
6« Contre l’étalement urbain, l’Allemagne commence à interdire les pavillons neufs », Violette Bonnebas et Sébastien Millard, Reporterre, 2021